Le sens du devoir de l’ingénieur
Tout au long de sa carrière mon grand-père avait pu observer les petites lâchetés et les arrangements discutables de ses chefs. Aussi, on ne peut pas dire qu’il nourrissait une admiration inconditionnelle et sans borne envers sa hiérarchie. A quelques rares exceptions et en voici une qu’il aimait à raconter.
L’histoire se tient au milieu de la seconde guerre, en hiver. Cheminot en apprentissage, tout juste majeur mon grand-père était réquisitionné pour le service de la nation. Une fin d’après-midi, un train de marchandises a déraillé, la grue du dépôt ferroviaire de Saintes est engagée. Dans la neige, la boue, pas d’issue, le train couché est trop long, trop lourd. Les heures passent, le froid mord, les hommes s’entêtent, mais la grue ne parvient pas à relever le convoi.
Cette nuit-là, le chef d’équipe est un jeune ingénieur. Il prend la décision de demander l’aide de la grue de Niort. Il est tard, c’est accepter de réveiller une autre équipe, de ne plus être seul à la barre, c’est accepter l’échec. Passé minuit, la seconde grue est sur place. L’équipe qui l’accompagne n’est pas ravie d’être là, l’ambiance est tendue. Très vite, le cadre choisit une hypothèse de manœuvre, donne des espoirs, des perspectives et l’ensemble des hommes se met au travail. Rien n’est simple, il faut essayer, réessayer, gagner centimètre par centimètre. Et au lever du jour, le convoi est relevé, dégagé et la voie est rouverte pour les trains de la journée.
Durant cette longue nuit, jamais le chef ne s’est écarté, mis à l’abri, il est resté aux côtés des deux équipes, résolu à faire face comme un chacun, à rester car ses hommes étaient là.
La guerre est passée, jamais mon grand-père ne l’a revu, mais il lui a gardé une profonde estime.
Et moi, enfant, je me disais que plus tard, je serai cet ingénieur, attentif, droit, engagé. Ce désir m’anime toujours.