Le conte des sucres et des grenouilles
Cette histoire racontée à chaque repas de famille est surtout celle de ma sœur.
Elle ne voyait pratiquement jamais notre père qui était algérien et était marié au pays avec ma mère, puis il avait décidé de partir en France trouver du travail.
Il vivait alors complètement séparé de mes frères et sœurs. Le seul moment où ils pouvaient se réunir avant que ma famille vienne en France, c’était pendant les vacances mais cela ne durait que trois semaines pendant l’été.
Ma sœur voulait mon père pour elle toute seule.
Un beau jour, elle est passée devant un bassin au Bois de Vincennes qui lui fit penser à une mare aux grenouilles.
Il n’y avait pourtant pas de grenouilles ce jour-là et elle était très déçue.
Cela lui rappela les balades en vélo jusqu’au château avec Papa quand elle était petite fille. Deux bassins remplis de grenouilles étaient installés devant la grille de la maison-conte de fées comme dans un château de princesse.
Ils avaient un jeu qui consistait à viser des grenouilles à l’aide de petits cailloux trouvés par terre. Celui qui en touchait le plus avait gagné.
C’était un jeu vraiment cruel, je vous l’accorde.
Elle faisait exprès de rater les petites bêtes vertes pour rester le plus longtemps possible dans cet îlot isolé de tout, afin de pouvoir avoir son père, rien que pour elle encore quelques minutes.
Il voulait qu’elle gagne, cela va de soi, alors il attendait qu’elle en touche quand même quelques-unes.
Elle trouvait plein de stratagèmes pour passer du temps avec lui, qu’elle voyait comme son roi. Comme faire en sorte de ne pas lui rappeler qu’il devait acheter une bouteille de lait au supermarché afin d’y retourner avec lui, plus tard dans la journée.
Chaque aller-retour en voiture, chaque balade, étaient des tours de manège gagnés avec son père ; elle était seule avec lui, une recréation en quelque sorte.
Paradoxalement, elle avait aussi un rituel quand elle venait en vacances chez lui.
La boîte à sucres. Une vingtaine de sucres posés sur une petite coupelle en fer décorée, à l’avant de la fenêtre qui donnait sur la campagne. Chaque sucre mis à droite de la coupelle était un jour passé.
Ainsi elle savait combien de jours il lui restait à vivre dans cette maison, isolée de tout, isolée du bruit.
Elle aimait passer du temps avec son père, quant à le partager avec d’autres femmes, c’était autre chose.
Un jour, ils sont allés chez Décathlon pour chercher des baskets.
Il a appelé un vendeur en lui disant :
— Je cherche des baskets pour ma fille.
Elle n’avait pas besoin de chaussures. C’est seulement quelques secondes après qu’elle avait compris qu’il parlait de mon autre sœur. Elle s’était sentie déshéritée en quelques secondes…
Certains enfants ont connu Papa au restaurant, Papa à Noël, Papa en vacances, Papa au travail, Papa qui achète des cadeaux, Papa qui aime maman, bien que ça devienne rare.
Elle, elle a connu Papa à la benne, Papa à la gare, Papa au supermarché, Papa dans la cuisine, surtout Papa à la gare en fait. Chaque aller et chaque retour étaient similaires à une plaie jamais recousue.
Il lui a dit un jour qu’ils allaient aux magasins essayer de trouver des merveilles. Il adorait se plonger dans ces magasins remplis de jouets pour y trouver des perles et ressentir l’émotion d’un père. Il lui a dit :
— tu es ma fille et je ne te connais pas, je ne sais rien de toi.
Sa gorge s’est alors nouée, elle n’a pas su quoi répondre, son regard était fixé vers l’horizon ; lui conduisait, elle n’a pas pu le regarder. Des larmes ont coulé…
Mon père l’aimait comme un fou, mais il ne lui a jamais donné le temps qu’elle aurait voulu.
Alors dans ma famille à chaque fois que le thé nous est servi, il y en a deux qui le prennent sans sucre…