La mort de Jean-Pierre
Dimanche 29 Octobre 1944
Mon cher Marcel
Tu sais maintenant notre grand malheur qui remonte à dix mois déjà ! Je viens te raconter les circonstances de la disparition de notre grand Jean-Pierre [16 ans]. Ces circonstances sont constamment présentes à notre esprit comme au premier jour !
C’était l’époque des vacances de Noël. Bécon avait été violemment bombardée à la fin de septembre 1943. Les usines Hispano-Suiza étaient visées. Plus de 400 morts. De nombreuses bombes sur la gare de Bécon. Chez nous, rue Watteau, carreaux cassés et toit percé par un petit bloc venant du quai de la gare et projeté en l’air…
La radio de Londres ayant annoncé que les bombardements allaient s’intensifier dans la banlieue de Paris, nous avons décidé aussitôt d’aller nous réfugier à Versailles… Il n’y avait pas eu de nouveaux bombardements dans notre région de Bécon. Jean-Pierre était venu plusieurs fois à Bécon pour voir ses camarades de Montalembert. Il ne connaissait personne à Versailles et je ne sais si j’aurais pu lui interdire de revenir à Bécon. Un grand garçon comme lui qui n’avait qu’une idée : s’évader de Versailles pour s’amuser avec ses amis…
J’en arrive à ce terrible jour du 31 décembre 1943. C’était un vendredi. Je prenais le train avec Jean-Pierre qui devait disputer dans la matinée un match de ping-pong à Paris et l’après-midi, il devait aller à une réunion sportive. Je l ‘ai quitté en gare de Bécon, nous devions déjeuner ensemble. La matinée était belle. Alerte vers 11h ½. Du ministère [des Finances] je voyais bientôt les vagues d’avions venant de Charenton et se dirigeant vers l’Opéra. J’ai pensé aussitôt à Jean-Pierre en songeant qu’ils allaient de notre côté ! DCA très nourrie, on distinguait très mal le roulement des bombes…
J’ai quitté le ministère en bicyclette aussitôt les avions passés, vers midi avant même la fin de l’alerte… A la porte Champerret je me suis rendu compte aussitôt que Bécon avait pris ! Sur le pont de la Seine, quatre ou cinq trous de bombes. Des maisons brûlaient juste en face de notre côté. Bombe sur Montalembert. Incendie des studios Jacques HaÏk devant lequel on ne pouvait plus passer.
En haut de la rue Watteau, je n’ai aperçu aucune destruction, notre pavillon était debout, mais Jean-Pierre n’était pas devant à m’attendre. J’ai eu le pressentiment qu’un malheur était arrivé ! En arrivant chez nous, la porte vitrée était démolie à moitié. Une bombe était tombée sur la maison d’en face, plusieurs autres tout près dans la rue Gallieni de 20 à 40 mètres de chez nous. Jean-Pierre n’était pas là ! J’ai constaté aussitôt qu’il y était venu car j’ai retrouvé sa raquette de ping-pong.
Deux rues plus haut, en allant vers la gare, rue Ambroise Thomas, les dégâts étaient particulièrement importants. Toute la rue était obstruée par de grosses pierres de taille provenant d’immeubles atteints par les bombes. Entre deux immeubles de six étages sérieusement touchés, un petit pavillon complètement écrasé… C’est la mon cher Marcel, que, dix jours après, une fois la rue dégagée, je devais retrouver notre grand Jean-Pierre sous les décombres, dans l’entrée au rez-de-chaussée. Un employé de chemin de fer était tout près de lui et avait partagé son sort !
Je ne te raconterai pas ces dix jours pendant lesquels j’ai cherché notre cher grand, avec l’espoir diminuant de jour en jour de le trouver vivant. Car nous ne savions pas où il était et ce qu’il était devenu.
J’ai pu, petit à petit, en interrogeant à droite et à gauche, reconstituer le drame. Jean-Pierre était arrivé à Bécon juste au moment de l’alerte. Il s’est rendu tout de suite dans cette rue Ambroise Thomas qui, à notre avis, possédait le meilleur abri et où nous lui avions dit d’aller en cas d’alerte. Il est resté près d’une demi-heure dans l’abri. Après quoi avec le chef d’abri, il est sorti pour voir ce qui se passait. Il n’y avait encore rien eu. Les avions passaient au-dessus sans rien jeter. Cela a donné sans doute à Jean-Pierre et à tous ceux qui étaient dehors en spectateurs, une sorte de sentiment de sécurité. Chacun pensait « ce n’est pas pour nous ». Alors Jean Pierre qui était resté quelques instants devant la porte de l’abri, la raquette de ping-pong à la main, est revenu à la maison par la rue Gallieni. Mais arrivé au coin de cette rue et de la rue Watteau, ayant probablement aperçu des destructions dans la rue, il est revenu sur ses pas, a repassé devant la maison et arpenté de ses grandes jambes la rue de Cronstadt [aujourd’hui rue Jean Moulin] jusqu’à la rue Ambroise Thomas. Mais à dix mètres à peine de la porte de l’abri, une seconde vague a largué ses bombes. Jean-Pierre affolé a dû pénétrer dans le petit pavillon d’à côté où un employé de chemin de fer en service au poste d’aiguillage était entré car la porte était demeurée ouverte, le propriétaire affolé après les premières bombes étant parti précipitamment dans l’abri d’à côté, sans fermer sa porte. Une troisième série de bombes tombe alors. L’immeuble de l’abri en reçoit plusieurs et le petit pavillon au moins une. Il est complètement recouvert par les matériaux de l’immeuble de l’abri et écrasé par ces matériaux et par la bombe qu’il a reçue. Jean Pierre a été tué sur le coup ainsi que son compagnon d’infortune. L’abri d’à côté a résisté, les personnes en sont sorties indemnes. L’enterrement a eu lieu le 14 janvier à Versailles à la cathédrale et au cimetière Saint Louis. Nous n’avons pas eu le courage, mon cher Marcel, de te faire part plus tôt de notre grand malheur, te sachant isolé et loin de nous tous… Inutile de te dire que nous avons reçu à l’occasion de notre grand chagrin une multitude de marques d’affection. Nous t’envoyons un souvenir mortuaire de Jean-Pierre. Il avait tellement changé ces dernières années et surtout depuis un an, que tu ne le reconnaîtras pas. Son caractère s’était beaucoup amélioré et il était devenu plus affectueux avec ses parents. Nos sentiments religieux nous ont aidés à supporter cette dure épreuve… Mais nous ne pouvons nous imaginer que nous ne le reverrons plus et nous le sentons auprès de nous.
Henri