La vie de Jeanne

Ma mère était serveuse dans les restaurants. On habitait dans le 11è à Paris. Elle avait quitté sa famille en Alsace parce qu’elle disait qu’elle était la seule à tout faire pour tous las autres, ses parents et ses frères.

Elle était énergique, travailleuse et propre mais quand elle m’a eue, elle était seule. Mon père ? Aucune idée. Avec son emploi, elle ne pouvait pas s’occuper d’une petite fille et elle m’a mise à l’Assistance Publique. Ils m’ont trouvée une famille d’accueil en Saône et Loire.

J’étais tellement heureuse avec eux, c’étaient des braves gens, ils me gâtaient et puis au bout de sept ou huit ans, ma mère a décidé de me reprendre. Excusez-moi, même à mon âge, ça me fait encore pleurer de penser à eux.

Forcément, ma mère ne savait toujours pas quoi faire de moi. J’en ai vu des hommes qui sont passés à la maison. C’est arrivé que le suivant arrivait avant le départ du précédent. Ça faisait des histoires.

Alors, pour être tranquille de mon côté, elle a trouvé un endroit où elle n’aurait plus à se faire de soucis pour moi. Elle m’a accompagnée au Pensionnat des Violettes à Courbevoie, là où ils ont mis la bibliothèque aujourd’hui. C’était en 1945, j’avais pas 15 ans. On a sonné à une petite porte rue Kruger et un jeune homme est venu ouvrir. J’ai su après qu’il travaillait à la poste en trois-huit et il complétait en faisant des petites choses dans l’institution religieuse. Les dames ont bien voulu me prendre, alors ma mère est allée chercher mes affaires le jour même et ça a été le premier jour de la trentaine d’années que j’ai passées là.

Les filles comme moi avaient toutes des vies fracassées. On fabriquait des fleurs en tissu pour décorer les vêtements. Il y avait une cadence à respecter. La surveillante criait » Il est juste ! » et on était censées avoir terminer notre fleur. Tout ça, c’était revendu à des maisons de mode, même à l’étranger, et puis ça payait notre pension. On ne touchait rien, nous.

On nous enfonçait la religion dans la tête à longueur de journée et surtout on nous surveillait pour ne pas qu’on rencontre de garçons ou bien qu’on ait des « amitiés particulières « entre nous.

On n’avait pas le droit de rester plus de cinq minutes avec la même amie pendant les récréations.

En revanche, je me souviens avoir ouvert la porte trop vite et avoir vu un prêtre qui nous rendait visite avec une petite fille sur les genoux.

Ma mère ne venait presque plus me voir, elle avait sa vie…

Le dimanche, on faisait de courtes promenades en groupe et puis on rentrait aux Violettes.

Je travaillais dur, j’y croyais.

Je suis restée là si longtemps que je ne me souviens plus quand j’en suis partie.

Mais je suis repassée un jour par le pensionnat et j’ai revu le jeune homme que j’avais croisé la première fois. Il n’était plus tout jeune, il était même veuf, mais on s’était côtoyés pendant des années, il était gentil, alors on s’est mariés. J’avais plus de quarante ans. Il est mort quelques années plus tard. Aujourd’hui, j’ai 93 ans.

C’était une drôle de vie.

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